Chez nous, la famille c’est important et c’est… beaucoup de monde! J’ai plus de 20 tantes, autant d’oncles et un nombre impressionnant de cousins et de cousines. C’est une richesse en voie de disparition. On y fait honneur plusieurs fois chaque année.
C’est la fête des mères. Mon fils est né et décédé depuis quelques semaines seulement. Le genre de journée que j’aurais préféré ne pas affronter. La seule idée d’exposer mon ventre vide, mes yeux pleins de larmes à toutes ces personnes que j’aime me terrifie. En même temps, je suis une maman, ce jour est donc aussi pour moi.
Mon petit courage rassemblé dans un coin du salon j’assiste à ces moments familiaux et traditionnels, y trouvant le réconfort de ceux qui ne sont pas seuls face à l’adversité. De mon point de vue, je perçois bien tous les malaises que ma seule présence créée. Assez pour regretter d’être venue jeter de l’ombre sur le bonheur des autres.
Cette femme si belle et en attente de la maternité qui tarde, pleine de sympathie, mais qui, en ma présence, ressent l’urgence de se protéger, de protéger son rêve. Ces oncles bien démunis devant la douleur des autres. Ces enfants qui sentent l’ambiance étrange sans pour autant s’y arrêter. Les questions qui n’ont pas été posées, les regards retenus.
Mon clan est là, tout autour de moi et de mon grand sentiment de solitude malgré eux. Les plus courageux s’approchent et me font l’honneur d’une conversation. Le small talk, me fait du bien : la météo, le dessert, peu importe. C’est un peu absurde, mais ça me va. Un instant à être comme tout le monde.
Les femmes se sont réunies au salon, ça papote, ça placote. La vie d’aujourd’hui et le bon vieux temps. Le choc des générations, un véritable classique de party de famille! Alors que moi je suis toute centrée sur mon malheur tout vif, je sors un peu de ma bulle et j’entends mes tantes qui parlent, elles, des autres enfants qui manquent.
J’ai toujours su que ma tante J. a eu une petite fille qui est née sans vie. Je n’en ai pourtant jamais parlé avec elle. Et voilà qu’autour d’un thé, par un beau dimanche, j’apprends que ma tante C. a elle aussi eu une petite fille née trop tôt et trop petite. Elle s’appelle A. Et jamais je n’ai entendu parler d’elle. Pendant de longues minutes, nous avons pu faire connaissance avec ces bébés, partager les souvenirs, les émotions et surtout, beaucoup de réconfort.
Ces petites filles sont passées sur terre à une époque où le deuil périnatal n’existait que dans le cœur des parents éprouvés. Personne n’évoquait l’importance de voir son enfant, d’en parler. Personne n’accordait aux parents le temps de faire face à cette réalité.
Les proches ne savaient pas comment agir, comment aider. Et c’était souvent la théorie du silence : si on n’en parle pas, ça ne fera pas mal. J’en suis triste pour mes tantes et toutes les mères endeuillées de leur génération.
Je sais que ce moment ne serait jamais venu sans le passage de mon fils. Ce moment où mes tantes ont pu, des années plus tard, parler de leurs filles, rappeler leurs prénoms. Dire à haute voix que ça n’avait pas de sens de les priver de leur enfant, de les priver d’un regard, d’un souvenir. J’ai entendu dans leurs voix que ces occasions sont rares et qu’au final, même si c’est une souffrance qui se réveille, tout ça, ça fait du bien.
Et ce soir-là, sur la route du retour, ça m’a happée. Déjà si tôt après sa mort, l’héritage de mon fils se construisait. Mon tout petit garçon, par son passage dans ma vie, avait offert du réconfort à des femmes qui ne savaient même pas en mériter.